Le clocher ne sonnait plus. Le temps, qui est un géant, était resté assis là longuement et tout était chamboulé. On pouvait voir les antiques tombes des moines délaissées se mêler à des fragments de piliers effondrés. L’abbaye de Volaimbœuf n’était plus qu’une ruine en friche, rongée par les lichens et l’humidité. Partout les plus branches basses des cyprès géants, se balançant doucement au gré des vents comme une insouciante princesse du moyen-âge en sa blanche balancelle, témoignaient en silence de cet abandon.
Après-guerre dans une clairière on construisit l’abbaye moderne. C’était un grand bâtiment géométrique placé sur des hauteurs et caché derrière des arbres au bout d’un chemin serpentant. Désormais, une construction austère où on arrivait à pieds accueillait à nouveau en son sein une église, les cellules des moines ainsi que leurs ateliers. Ce renouveau portait la marque des constructions fonctionnelles, si bien qu’arrivé devant le porche de l’église qui est aussi l’entrée des visiteurs — touristes ou pèlerins — on avait du mal à croire qu’on accédait pour de vrai à un bâtiment consacré.
Les Magloar qui venaient visiter Tudal une fois l’an avaient coutume de se retrouver à cet endroit avant d’assister à la messe. De se réunir et comme de se compter — se dénombrant — ainsi que font les familles. C’était dans une étroite cour rectangulaire cernée d’un côté par des arbres centenaires dont des essences exotiques ramenées d’outre-continent par les missionnaires du siècle dernier formaient comme une série de vastes chapeaux fantaisie quand de l’autre côté on était frontalement dominé par la morne et rectiligne barre de la façade privée de tout ornement excepté la statue d’un Saint-Benoît particulièrement revêche qui de haut vous considérait avec autorité.
La cloche sonnait. Peu à peu cette année-là les fidèles et les touristes curieux arrivaient en avance afin d’être sûr d’avoir une chaise pas trop loin du chœur, si bien qu’avec les Magloar réunis dans la cour on se marchait un peu sur les pieds. Tout le monde habillé en dimanche crissait sur les gravillons faisant se saluant des va et vient circulaires et contraires, laissant sur le sol des vaguelettes en caillou pointu qui s’effaçaient puis se reformaient sous les pas au gré des déambulations et des retrouvailles sonores comme dans un élégant jardin japonais méthodiquement ratissé. C’est curieux cette tendance météorologique des groupes à toujours vouloir mener conversation dans des mouchoirs de poche. Dire qu’il y avait pourtant ici tout autour cette tentatrice verdure qui à deux pas de là avec la mer tendaient les bras pour une balade solitaire sur un sentier de randonnée escarpé. Jo se retrouvait dans l’œil du cyclone. Avec un peu d’imagination on pouvait s’échapper près de l’océan et faire la sieste sous les cyprès géants qui ombraient en surplomb au lieu d’aller prier. Mais la famille vous tenait à l’œil bougon des grandes occasions et en laisse comme si elle était dragon et comme si vous fussiez princesse à défendre des démons. Dire que dans un instant on allait entrer dans l’espace-temps plus étroit encore de l’église proprement dite. Jo à l’adolescence ennuyé le temps de ces réjouissance familiales se souviendra longtemps à quel point il eut souhaité disparaître là dans un trou rond sous le gravillon qu’il aurait pu creuser et dans lequel ni vu ni connu il se serait lové comme un petit mulot et ressortir seulement à la nuit tombée qui sur toute chose répandait des cendres.
Les derniers Magloar étaient arrivés devant l’église un peu essoufflés et craignant d’être en retard. Toujours les mêmes disait Lorelei. On se faisait la bise avec chaleur. Trois ? Quatre ? Ça dépendait. Les becs se cognaient se rendant à tâtons d’un côté de l’autre du visage devant soi tendu comme un miroir de famille alors on s’amusait de ces retrouvailles qui sur les joues ressemblaient toujours à un combat d’épées ou de rostres marins. Les Magloar se tournaient autour comme des chats familiers. Ils attendaient quoi pour entrer à présent ? Plus vite on sera dedans et plus vite ce sera terminé disait Joché. Il revenait d’un séjour en Espagne avec l’école et crânait, ayant ramené une banderille qui a tenue des années accrochée dans sa chambre par son crochet de fer blanc. Et une affiche avec un torero marquée Plaza de Toros en lettres capitales. Il avait appris à fumer. Laudine craignait en Joché sa violence. Sa force ou sa violence de causeur de trouble on ne savait que dire. Quand Joché réparait une lampe, l’interrupteur ouvert et les fils dénudés, Laudine avait toujours peur qu’il ne s’électrocuta même si la prise n’était pas branchée.
En levant les yeux depuis la cour sur la façade on pouvait bien voir le Saint Benoît. Tudal a raconté il y a longtemps que le sculpteur de ce bronze était un pauvre étranger ayant trouvé à faire le ménage dans un atelier d’artiste des À-coups. Un soir après sa besogne il s’était mis à assembler de minuscules morceaux de glaise. Sur le champ il avait étonné le maître des À-coups par l’habileté de ses mains à modeler — l’imitant exactement — tout être animé de vie à la surface de la terre. Curieusement Tudal avait fait observer qu’on sculptait rarement les arbres et les champs ainsi que les bouquets de fleurs dans les prés contrairement aux artistes peintres qui se plaisent à fixer sur leurs tableaux toutes sortes de détails venus du paysage.
On entrait silencieusement. Joseph s’apprêtait à franchir la porte de l’église en premier et passant pile sous la statue faisait encore tinter quelques pièces de monnaie dans sa poche. Cet argent que le chef de famille destinait à la corbeille de quête. Tout à l’heure il s’était assuré auprès de Jo que celui-ci aurait quelque chose à donner et Laudine avait en effet glissé pour l’enfant cinq francs dans la poche de son veston. Joseph Magloar se tenait raide les épaules rentrées et casquette à la main. En costume gris et cravate assortie avec rayures en diagonale. Les cheveux blancs maintenant plus un poil de noir sur les tempes depuis déjà un bail. Une coiffure plaquée en arrière un peu frisée comme on voit sur une photo de lui quand il était militaire au régiment pendant la guerre. Ayant tout le temps craint d’arriver en retard à l’aller maintenant il était intimidé : avant d’entrer machinal Joseph faisait sur le granit le geste de s’essuyer les pieds. Son sentiment religieux était sincère et touchant comme la foi d’un enfant.

