Seule luit dans ses yeux la nuit

Les Magloar retrouvaient l’oncle Tudal après la messe pour déjeuner dans un pavillon situé dans le verger. C’était une construction de bois pittoresque accueillant d’ordinaire tout visiteur de passage désireux d’accomplir à l’abbaye ce que Tudal nommait des haltes spirituelles. Vue de loin, la modeste bicoque aux ardoises manquantes pouvait le soir passer pour la maison d’une sorcière.

——

Il va bientôt faire nuit. Ton cheval est harassé. C’est l’hiver et la neige tombe à gros flocons si bien qu’on ne distingue plus à deux pas le sentier forestier. Le vent glacé te fait trembler les os. Sous la lune soudain se dresse une baraque au détour du chemin. Un tourbillon de fumée grise et transverse s’échappe de la cheminée au ras du toit argenté. On peut voir la lueur d’une bougie s’animer derrière la croisée ainsi qu’une hache fichée sur un billot juste devant l’entrée. Le cœur bat très fort à l’idée d’un bol de soupe chaude au sein d’un chaleureux foyer. Pour un peu tu te mettrais à danser dans le soir. À l’anneau d’acier tu fixes d’un lien solide et confiant ton destrier noir.

Trois coups sont toqués sur la lourde porte d’entrée. On s’agite à l’intérieur. La silhouette d’une dame se présente dans l’embrasure illuminée. Tu ne distingues en rien son visage laissé à contrejour. Ni sa chevelure. Ni sa taille. Ni son chausson. Seule luit dans ses yeux blancs la nuit. C’est voir deux soleils en plein jour dans leur éclat brûlant. Tu recules d’un pas aveuglé portant la main au visage. Un souffle chaud te fait rougir les joues. C’est comme un reflet de feu porté de l’une à l’autre joue ainsi qu’on porterait de lourds seaux d’eau à bout de bras dans la cour de la ferme sous le regard inquiet de tous les animaux. C’est comme un reflet roux de tes joues à ses joues ; elle s’avance joyeuse, ayant l’air de vouloir te faire croire qu’en elle tu serais son reflet. La porte claque devant toi et se referme brutalement mystérieusement animée par le vent. La dame ramène à elle la clenche et de l’autre main d’un geste elle t’enjoint au silence. Enfin tu vois sa chevelure, sa taille, son chausson et son sourire de souris luire enfin dans la nuit noire. Le hibou ulule à la lune dans le vent ondulant.

——

Le pavillon était entouré de pommiers à cidre eux-mêmes protégés du vent et des averses de grêle par un large anneau de peuplaisants vertigineux formant une haie haute de trente-cinq pieds. Ces arbres majestueux étaient comme assiégés de rosiers disciplinés par les soins du frère jardinier qui s’adonnait chaque jour à son art en éliminant aussi les ronces du verger qui selon ses mots « revenaient au printemps harceler les pommiers » et ajoutait toujours méditativement « peu de choses distinguent les ronces des rosiers ». En plein jour l’effet surnaturel qui la nuit s’emparait du rêveur s’évanouissait. Le pavillon retrouvait la forme géométrique et ordinaire d’un bâtiment moderne posé comme une caisse de bois au sein d’un écrin de verdure. Là des écureuils franc-lurons s’affairaient silencieusement dans les grands arbres et partout on entendait siffler sur les branches les petits scandaleux qu’on imaginait tournant les yeux et célébrant par leurs chants le fait même de leur existence.

Les sœurs ainées avaient tout organisé. Ce pouvait être un assortiment de charcuteries avec de l’andouille, du salami et des tranches de jambon blanc enroulées sur elles-mêmes en longs cigares appétissants puis alignées sur de grands plats en inox réfléchissants et oblongs qui, allant de main en main, faisaient le tour de la ronde table si bien que chacun pouvait voir au passage son visage changé et déformé en reflets argenté parmi toute cette cochonnaille quant arrivait le tour de se servir et d’attraper la nourriture avec une grande fourchette argentée. Alors seulement vous étiez comme les membres d’une cour de fantômes oubliés. Spectres visibles seulement une fois par an à l’occasion d’une fête de famille chez les Magloar comme chez n’importe qui. Dans le plaisir et l’épreuve des retrouvailles on se voyait à chaque fois issu d’un lointain passé où chacun était lié — comme ivre —  aux présents parents comme aux ancêtres morts depuis plus ou moins longtemps. Les anciens il est vrai parlaient en crépuscule avec les intonations, les accents et la musique de cette idiome. Tudal parlait en crépuscule et connaissait aussi très bien le latin depuis les bancs du séminaire où il était étudié six heures dans la journée.

Dans le brouhaha de tous ceux-là en esprit on attrapait seulement des morceaux de mots — dépouillés de leur contexte dans une langue intraduisible —  venus de l’autre bout de la table et mystérieux comme la rumeur lointaine d’une musique jouée depuis les antipodes mais à fleur de peau comme nous touche sans qu’on n’y comprenne rien le chant des baleines voguant librement ondulant au beau milieu de l’océan bleuté. Jo estomaqué en resterait sans voix pendant des années de cette beauté sauvage. Il entendait cela comme débarqué et un peu sourd. À part. Le crépuscule était appelé à disparaître et tous ceux qui le parlaient étaient comme ensorcelés. Appartenant au passé.

Une variante initiée par Lorelei avait consisté certaines années à apporter des pattes de crabes déjà martelées marchandées à prix honnête à la criée — elle était douée pour ça — si bien qu’on pouvait se dispenser des pinces et des longs ustensiles en acier recourbés pour extraire la chair recluse d’habitude dans les anfractuosités caverneuses des articulations et qui causait grand peine surtout ces dimanche festifs de détente autour de la table en famille où l’on s’attendait à ne pas avoir à travailler. Plus rarement il y avait des langoustines. Ça dépendait des arrivages et des prix au kilo. L’une d’entre elles désignée reine avec son armée de bigorneaux pouvait trôner aristocratiquement en majesté par-dessus ses sœurs ébouillantées tout au sommet du grand plateau. Les pinces lui étaient plantées à rebours en travers du corps ce qui contraignait son port comme si elle eut porté un corset en un orgueilleux et cambré demi-cercle dominateur un brin canaille et gouailleuse des dames poissonnières car elle avait aussi cette raideur solennelle des figures de proue qu’on voyait autrefois au-devant des navires du temps où la marine à voile courait les océans.

Les hommes buvaient et fumaient consciencieusement. Parfois avec la brume le ton montait. Animé par le vin un beau-frère bougon tenant d’une main sa pipe s’indignait car il avait entendu dire qu’une fois de plus un arbre transformé en dragon semait la terreur à l’autre bout de la péninsule Incentrique qui dévorait maintenant les moutons des paysans. C’était un peuplaisant vertigineux, comme d’habitude. Que faisait le gouvernement ? On lui répondait complaisamment ; regarde plutôt les arbres ronds, si sages en leurs manières, qui te dévisagent et s’amusent silencieusement depuis les cimes à lire comme dans un livre en ta coupable conscience ; jette-leurs la première pierre ?

Les dames aux regards ronds et rêveurs évoquaient en souriant au moment du café et des pâtisseries des souvenirs du temps de leur jeunesse, toujours les mêmes, telle la Marie-Françoise Tangri qui était parti refaire sa vie sur l’îlot Mauricette sur un coup de tête laissant-là sa famille ; son vieux papa et ses deux frères. Elle avait la réputation d’être une sorcière. Tout le monde avait compris et s’ensuivit un moment de silence. Un ange passe disait Solea pour briser ce vide gênant, le regard perdu dans la blanche porcelaine de son café. Le repas s’achevait vers l’heure du goûter avec des pâtisseries et, une fois les becs des enfants sucrés de pâtes de fruit, on envisageait de se lever de table pour une promenade sur les sentiers côtiers en se disant que tant qu’il faisait jour il convenait d’en profiter. Le jour baissait effectivement. Il était temps d’y aller.