Les arbres animaux

Dans un film américain souvent diffusé à la télévision il avait pu voir une famille de tueurs maffieux traverser en voiture la péninsule sicilienne afin de surprendre le clan adverse qui se trouverait réuni à l’heure de la messe. Le film commençait par un large plan panoramique depuis les hauteurs des collines calabraises où on voyait s’avancer au loin dans la plaine désertique une file indienne de luxueuses automobiles cheminant à travers le paysage grandiose et poussiéreux. Un peu comme dans un western Jo se disait que cela allait être un bain de sang. De la même manière une fois par an on pouvait voir les Magloar rendre visite à l’oncle Tudal dans de tels convois familiaux et à chaque fois ça lui faisait penser au film américain tandis qu’il se tenait bien sage à l’arrière de la voiture à regarder défiler le paysage de la péninsule Intrencique en rêvassant.

À Volaimbœuf les cyprès géants atteignaient une envergure si exceptionnelle qu’ils allaient jusqu’à lécher de leur parfait ombrage une partie du cloître de l’abbaye. La base du sombre feuillage de ces résineux — un vert oxyde de chrome —  avaient acquis au fil des ans cette forme bombée et molle de casquette retournée qu’ont dans les illustrations au moment de Noël les sapins aux branches chargées de décors. Ils semblent soutenir fermement leur base relevée sur les bords un peu comme une large jupe de velours dont les plis jouent dans le vent d’hiver et dont ils eussent été fiers.

Chacun s’était mis sur son trente et un. Les Magloar sortis des voitures grises et blanches laissées sur le parking passaient inévitablement sous ces arbres majestueux pour s’approcher de l’église de l’abbaye et chacun se sentait comme depuis les rivages d’une lointaine enfance pris au piège de tendresse émotive et nerveuse induite par les retrouvailles familiales qui ne sont pas sans violence. Jo courait partout allant et revenant. Le groupe avançait nez en l’air sous ce saupoudrage de cyprès géants, de peuplaisants vertigineux et d’arbres ronds pendant qu’on entendait partout flûter les mélodies des petits scandaleux postés autour dans les frondaisons comme un nuage de son qu’on savait issu des nombreuses petites boules de plumes invisibles et craintives, dissimulées à la vue des humains. Jo pouvait observer tout cela depuis les arrières de l’imposante troupe familiale qui avançait devant lui. Il pouvait voir chacun de dos et s’intéressait davantage à ce qui se passait autour, derrière, sur les côtés.

Ça faisait une paille qu’on n’avait pas été réuni comme ça avait dit Joseph avec satisfaction tout à l’heure en sortant de la voiture de Lorelei — la sœur ainée de Jo —  les membres ankylosés après la route faite d’un trait sans s’arrêter pour arriver à temps à l’heure de la messe. Laudine sur le parking s’était étonnée en chemin que pas davantage de vaches ne paissent dans les campagnes traversées par le chapelets des voitures bien que les prairies au bord de la route paressassent opulentes et soignées.

C’était poilant. Jo avait l’air d’un petit oiseau endimanché dans son costume à carreaux ou alors d’un chanteur de variété miniature, profitant la bouche ouverte et raie plaquée sur le côté de cette ambiance forestière. C’est sa mère qui l’avait coiffé avant de venir. Si on trouvait autour de soi à Keryar la même nature moussue et les mêmes arbres exactement, ceux-ci avaient un je-ne-sais-quoi de plus élancés et de mieux conformés qu’à la maison. Ils se distinguaient par leur hauteur vénérable et bénéficiaient de l’aura spirituelle du lieu. Il n’y avait qu’à lever les yeux pour s’étonner du volume des feuillages lancés de tous côtés par de vigoureux branchages à travers quoi perçait rarement le maillage bleu du ciel. On voyait au contraire de grosses boules immatérielles pénétrées les unes dans les autres par toutes les nuances de vert. Sur les résineux les écorces des troncs paraissaient un assemblage de brunes écailles de dragons, frappantes par leur géométrie et en y repensant il n’eut pas paru surprenant au garçonnet que sous cette surface de bois saigna comme de la lave au lieu de la sève habituelle. Tous ces arbres en somme étaient vivants, sereins comme des géants dominants. Jo se croyait au paradis. Au lieu de courir il trainait ; quand le regard enfantin s’attardait sur le côté plutôt que de suivre benoîtement sa famille qui allait devant lui, l’ambiance, d’un coup, pouvait changer. Sorti du chapeau d’un magicien imaginaire mais sournois, il y avait dans le recroquevillé des buissons inextricables de ronces acérées un certain sombre qui, inversant sa course d’emberlificotis, conjugué par contraste au chatoiement des coloris oranges et verts profonds forçait malgré soi à accélérer le pas. On était arrivé là à un point de bascule. C’est qu’une ombre de texture froide se manifestait en zébrures dans le dos du groupe inconscient et Jo — témoin muet de tout ceci — se disait qu’il ne devait pas avoir l’impudence d’aller fouiner davantage ayant déjà la prescience d’anguille sous roche. Laudine s’inquiétait : qu’est-ce que tu fais à trainer derrière tout le monde ? Tiens-toi bien ! Or c’était la condition ordinaire de Jo de rester derrière puisqu’il était à jamais le petit dernier de la fratrie.

Ce pouvait être un brusque mouvement dans les branches ou geste de la nature. Un animal sauvage surpris ou seulement son ombre imaginaire. Rien que des arbres animaux. Les bois d’un cerf confondus avec des branches animées par le vent. Toujours est-il que la gaieté générale de la nature et du groupe familial cheminait cette fois vers l’ambiguïté vénéneuse et foisonnante d’un tableau de Jérôme Bosch avec toutes ses réalisations de petits drôles grotesques et dénudés portant masques en groins ou becs d’oiseaux. Ici dans les sous-bois minutieusement peints on trouve aussi bien les âmes alignées sur du fil à linge pour se faire rédempter que des êtres mi-hommes-mi animaux faisant la fête à carnaval avec des petites bonnes femmes  — des gaupes — se harcelant les chairs. Un peu partout des créatures forcent pécheurs et pécheresses à boire des liquides brunâtres sortis de marmites malpropres. On allume des cierges mais rien n’y fait. Ces diables éructant s’accompagnent en leur besogne de sonorités de harpes ficelées à la va comme je te pousse sur les branchages fourchus des peuplaisants vertigineux.

En vrai on allait s’enfermer pour une heure à la messe. On venait voir l’oncle Tudal voilà tout. Déjà les cloches invitaient de loin les fidèles, surpassant les chants des petits scandaleux. En ce temps-là Jo n’avait pas encore bien compris ce que c’était qu’un moine exactement.


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