Ciel bleu surplombé d’un oiseau

Je suis celle qui court chaque jour longeant le fleuve. Celle dont la queue-de-cheval se soulève et s’abaisse sur la nuque en cadence. C’est fou ce que produit sur nous un paysage déjà mille fois traversé. En soi c’est comme un tatouage généralisé qu’on porterait gravé ; je t’ai dans la peau paysage-tatouage rencontré chaque jour. Tu me vois passer.

Je me disais en dévalant le petit bois : cette fois on devine bien l’autre rive. Même de loin son horizontalité sacrée se devine. C’est le moment de photographier cette partie sauvage depuis le croisement des chemins hier encore embrumé. Cet autre côté ennuagé comme un cavalier gris poussé au galop par les vents postiers. Les cimes des plus hauts arbres seules découpaient le ciel de brume disputant l’ondulation aux nuages. Ce sont des cyprès géants. On peut voir en leurs reflets vaseux de vigie se mirer l’eau grise de mille fantômes indifférents.

Ce matin le fleuve est retrouvé sous le soleil et mille embarcations voguent toutes voiles dehors, hissées vers de multiples destinations aux marins s’invectivant. Je cours avec eux la nuit tombée vers le Levant. Les rives asymétriques sont les deux jambes flageolantes du fleuve admiré. Le suivre ne serait-ce que du regard c’est contempler hypnotisé un souvenir mille fois renouvelé où tu rêverais de te glisser. C’est distinguer à tâtons une rive étrangère sous l’astre lunaire, un paysage filant s’enfonçant lentement dans la vase. Je peux voir un peu gênée ce qui se passe de l’autre côté du village. Je peux voir le cimetière, l’église et l’autre rive. Je peux voir monsieur le curé et le champ du voisin. Je peux voir passer les trains sifflant dans un passé lointain et les cris des vapeurs délicieusement volages.

Je suis celle qui court à perdre haleine en tenue de sport rose et bleu. Ou bien sont-ce des sensations fugaces et données erronées transmises par ma montre connectée ? Je cours chaque jour sinon j’étouffe comme un poisson sur la jetée si je reste en mon donjon cloitrée. Les jambes roulent mécaniquement sur elles-mêmes. Elle sont les aiguilles d’horloges triomphantes et dégraissées des contraintes au niveau des cervicales. Des roues solidarisées par des barres d’acier s’entrainant l’une l’autre comme le joug sur le cou des bœufs aux siècles passés. On dit en temps direct : le sang glacé du serpent se réchauffe à la course et se change bouillant en celui du dragon. C’est le fleuve charriant quantité de corps métamorphosés allant en sens inverse qui me donne l’impression d’avancer en veneur patient sous les buissons. Hier j’étais accompagné du chien courant armé d’arc et de flèches. Il court à la chasse cet ange gardien dans les fourrés, furetant de sa bonne truffe tiède entre les feuilles gorgées d’humidité : dans le froid elles restent là à pourrir se décomposant à peine jusqu’au printemps suivant qui leur donnera l’occasion de saluer leurs filles vertes dansant au-dessus d’elles mises dans des robes de feuillage caduque.

Je suis celle qui balance les chiffres de sa course dans la machine à calculer où chaque chose est chaque jour identique. C’est pratique : les images du corps sont rendues à l’état de réglage d’usine entre soir et matin. Une fois le corps vidé paramétré je suis pieuvre et désire être ensorcelée d’une dose de parfait bonheur inoculée. On peut voir aussi des images de vent conquérant, de sèches collines escaladées que je recrache entre les dents, de vieilles souches renversées et de paysages marins orange et bleu scénarisés avec des vagues s’engouffrant par paquets sur la jetée de mille-idées. Des têtes de bovins putréfiées retouchées trouvées dans les recoins lors d’une escapade à deux dans des pays lointains. Chacun reconnaitra cette odeur de foin fauché et de vélin venant à naître dans le pré du voisin. Vous êtes bardé de ces images à défaire les lacets de vos souliers. Vous êtes mille et cent débusqués derrière l’écran. Vous êtes las de voir celui qui met le feu à l’étable chaque soir à la télévision. Voyez votre tête alouette. Ce pouvait être crapaud ou crabe révélé par la vase la mer se retirant de l’estran. Les aigrettes s’en régalent perchées dans le lit du fleuve écartant les coquilles d’un coup sec du langage de leur long bec effilé d’échassier.

Je suis celle dont la main du ciel bleu est découpée par de jolis doigts de princesse qui délassent soigneusement ta carapace selon les pointillés. Les nuages sont des gants de soie violets passant ultrarapides sur le fleuve comme de migrantes oies sauvages caquetant légèrement s’encourageant dans le ciel. Si parfois au doux crépuscule on croise entre chien et loup la moitié de la terre ensevelie par le lierre on ne peut s’empêcher de se demander : un bout de bois brulé ? Des oiseaux en partance ? Un souffle coupé ? Quelque chose qui flotte entre les deux rives du fleuve Goyen au loin dans le noir incertain laisse échapper une plainte fin novembre quand les vieux jours se mettent à mourir exactement comme si ce fait procédait de leur seule et unique volonté. C’est un poussin égorgé avec douceur par la fouine dans le jardin du mois noir. C’est menteur comme les bois trouvés d’un cerf. J’aimerais bien marcher sur l’eau la nuit tombée.