Ça ne pèse pas lourd la vie d’un être se disait l’oncle Tudal en regardant passer devant lui ceux de l’usine et ceux des abattoirs ; une fine pellicule de poussière amassée sur le chemin. Une plume livrée aux caprices des vents tourbillonnants entrainée par des courants ascendants. Il disait cela devant la mer.
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Ils avaient l’habitude de venir lui rendre visite en famille une fois par an. C’était l’été généralement. Ça faisait du monde sur la route. On pouvait voir ces dimanches-là une procession d’au moins quatre ou cinq autos grises traverser en file indienne la moitié du département pour arriver tôt. Les Magloar se retrouvaient sur le parking de l’abbaye et c’est là qu’après la cérémonie on sortait les paniers pour aller pique-niquer. Il y avait de la charcuterie et du gâteau breton aussi. Tudal était content. Il embrassait chaleureusement les siens car il était ému, lui qui s’était jadis retiré du monde après avoir brûlé à peine sorti du séminaire les navires affectifs et émotionnels de la vie séculière sur les rivages paisibles mais éloignés de l’abbaye de Volaimbœuf. Certains jours il ressentait vivement une forme de solitude. Aucun parmi les Magloar ne soupçonnait ce feu intérieur, cette paisible brûlure. C’est que Tudal aurait parfois aimé avoir une vie normale. Dépassionnée.
Il pouvait voir son prochain s’affairer dans le monde : les matins longtemps avant l’angélus on entendait dans la rue le bruit sec et pressé des talons d’une ouvrière claquer sur le macadam. Un bruit régulier et métronomique se rapprochant puis s’éloignant dans la grand-rue. Toujours la même qui allait chercher son car à l’arrêt du centre-bourg, juste devant l’église. Jour après jour en semaine. Les dimanche pas de talons à bruire dehors. Il ne savait même pas qui c’était celle-là qui passait et c’est tout. Il aimait entendre ces pas traverser la nuit noire devant les cellules de l’abbaye, distants et passagers comme les avions à réaction qui voyagent hauts dans le ciel et qu’on perçoit seulement si on se donne la peine de lever les yeux et de tendre l’oreille un peu.
Parfois Tudal aurait aimé avoir lui aussi une famille bien à lui. Il se représentait fugacement des enfants imaginaires. Au moins un garçon ou une fille. On l’aurait appelé Ange. C’était comme ça naïvement dessiné dans sa tête avec les contours à la fois mous et affirmés d’un trait enfantin et furtif. L’enfant dénommé Ange aurait aimé jouer à chat sur la plage. Par exemple chercher des coquillages entre les galets ronds. Construire des châteaux inéluctablement immergés par la marée. Se constituer une coiffure avec les algues grasses et salées et tailler des bijoux en coquilles d’escargots. Se livrer en famille à la contemplation des eaux marines tout en mangeant sa glace deux boules. Il y avait quelque chose qui respirait là par terre et qui restait invisible sous les grains de sable : ça faisait des bulles à la surface comme s’il y avait une bête cachée. Ça glougloutait de peur. On en tirait des vers empoisonnés. Des palourdes comestibles. Derrière l’océan mi-grondant, mi-tonnant en arrière-plan. Grand papa bougon. Son souffle de géant translucide et sa barbe d’écume. L’océan léonin tout en rumeur derrière le cordon dunaire avec sa maigre végétation rougeâtre et brune momifiée à force par l’air salin qui lui aurait dessiné une royale couronne comme sur la tête d’un lion majestueux. Des haies malingres bien courageuses endurcies depuis longtemps sous les assauts du vent violent : un salmigondis de branchages enchevêtrés à l’intérieur des buissons tout en épines entassés au bord des précipices jusqu’à l’extrême limite formée par la roche grise massée et nue seule habilitée par le gouvernement souverain de la nature à tremper trente mètre plus bas ses pieds dans l’océan. C’est que quand on voit les vagues venir taper et cogner en bas avec fracas valdinguant contre les rochers à certains endroits du paysage on comprend bien ce que ça veut dire se mettre en colère. On a soi-même envie de gueuler un bon coup face à ça. De pousser une tonitruante bien sentie contre je sais pas trop qui. La poitrine vous en brulerait, toute de colère rentrée puis soudain évacuée. On devient comme des escargots de colère avec nos coquilles sur le dos. C’est la vie moderne qui veut ça alors qu’on ne demande qu’à sortir de la spirale recroquevillée. Comme quand on voit l’orage et tous les phénomènes naturels : on reste fasciné par les yeux des cyclones se perdant en eux plus surement qu’en ceux d’une femme qui serait pourtant apparue devant soi venue du fond des âges avec une beauté peu commune. Et ces nuages qui font le tour de la terre en un rien de temps. Je veux dire à peine regardés que déjà filés par-delà l’horizon à rouler leurs bosses dans l’archilumière.
C’est sûrement la mer bleutée que Tudal voyait en premier. D’ailleurs si on voulait donner une image de Tudal il suffirait de se représenter quelqu’un qui, muni d’une paire de jumelles comme en peinture, scruterait l’horizon marin du matin au soir et du soir au matin. La mer est une force exemplaire, éclaboussant tout sur son passage, giclant sur le monde, comme un barrage libère précautionneusement la force multipliée de la pression cumulée en un point étroit d’échappement ou les eaux jaillissent par devant l’édifice avec une sorte de joie tumultueuse et brouillonne avant de s’effondrer à grands fracas une centaine de mètres plus bas. Des eaux tourbillonnantes d’enfance charriant de gros galets rincés comme le poing avec soi broyés par les turbines. Ignorant l’impact de leurs cris aigus et variés qui, accumulés, couvrent au contraire en se superposant le paysage d’une intensité grave et verte foncée, chapeautée, perdant de sa candeur depuis les monts gris jusque dans la vallée satisfaite de se voir ainsi alimentée. Ignorant la paix comme les porte-avions qui sont des faux-calmes. Tout ça pour ça. Ici le paysage bleu s’appréciait dans la lumière mobile d’un phare balayant la nuit en un clin d’œil, au loin en arc de cercle au-dessus de l’abîme nocturne, venant très doucement comme une mère animale soucieuse de porter sa progéniture à l’abri caresserait avec soin les côtes hérissées de ses masses rocheuses tandis que la vague enragée enroulée reviendrait à la charge avec la foi d’un sanglier noir. Les jours de tempête c’était bien. La boxe contre quoi on sait pas. Les éléments paraissaient en venir aux mains. Toujours est-il quoi qu’il en soit c’était comme ça. Parfois l’oncle Tudal retrouvait là ses morts dans l’océan imaginaire aussi, ceux qu’on recroise à la Toussaint et qu’on chante en crépuscule avec une bougie et alors il devenait comme nous tous à ce moment-là du sommeil de novembre celui qu’il n’avait jamais été. Celui qu’il ne serait jamais devenu mort aussi je vous le jure. Au matin frais il était bon pour la prière après avoir dormi comme un pierre et s’être rasé de près pour affronter la journée méditative. Point de vue coiffure me direz-vous car l’oncle Tudal n’avait plus un poil sur le caillou depuis le séminaire au moins.
Partir loin en voiture pour aller voir la mer. Il avait observé ces nouvelles habitudes de loisirs chez ceux de l’usine et ceux de l’abattoir. Le dimanche — c’était fini ce temps-là depuis longtemps — on n’allait plus à l’église et surtout pas ceux-là. Ils préféraient longer la côte à pied en famille ou tremper les mollets sur le rivage pantalon remontés boudinés. Certains marchaient des kilomètres au risque des averses impromptues. La plupart ne sortaient pas des voitures. Ils restaient juste à regarder. À contempler face à l’océan gris garés devant. Menaçant. On se disait ils auraient pu rester tranquillement chez eux devant la télé à regarder les variétés. Ça aurait pas couté pas plus cher. Dire que tout ce bruit pour de vrai dans les oreilles. Les mouettes. Les goélands couinant. Dire que tout ce vent froid décoiffant. La voiture comme dans le salon. Petites autos Majorette alignées par un petit garçon géant. Modèles réduits. Un mince cordon de dune les séparant des flots. Pas un mot avec eux dans l’habitacle. Quoi dire ? La mer c’est rien d’autre que beaucoup d’eau plaquée au sol. Pas besoin d’aller au cinéma.
Ici on appréciait la vue derrière le pare-brise en mettant un coup d’essuie-glace de temps à cause des oiseaux de mer. Pendant ce temps des embruns chargés d’humidité faisaient silencieusement rouiller les carrosseries. La peinture toute écaillée. Le vernis abimé. Dans les autos on passait des cassettes sur l’autoradio autoreverse. Des chansons populaires américaines comme Hotel California sourdaient leur mélancolie depuis les automobiles étouffées par le fracas marin. On aérait un peu en actionnant une manette et le vent d’un coup s’engouffrait. Fallait voir ça : ces petites manivelles qui faisaient descendre ou remonter la vitre à l’huile de coude.